La Boss des Maths

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Portrait
Nicole El Karoui, la boss des maths
LE MONDE | 15.05.06 | 15h31 • Mis à jour le 15.05.06 | 15h31

Le 9 mars, le Wall Street Journal publiait à la "une" sa réponse à une énigme qui avait intrigué deux de ses journalistes. Pourquoi compte-t-on tant de Français à Wall Street ou à Londres, parmi les quants - les analystes quantitatifs, ces spécialistes des titres financiers sophistiqués que sont les produits dérivés d'actions ou d'obligations ? s'étaient demandé Carrick Mollenkamp et Charles Fleming.

En remontant la filière, ils ont trouvé la réponse en la personne d'une Française, Nicole El Karoui, professeur de mathématiques à l'Ecole polytechnique, et à l'université Pierre-et-Marie-Curie (ParisVI). Une grande femme chaleureuse et directe de 61 ans, mère de cinq enfants "super-beaux", elle-même à l'image de sa discipline, où la simplicité d'une démonstration en fait l'élégance.

Un quant sur trois dans le monde est français. Tous n'ont pas été formés par Mme El Karoui. Le mastère 203 de l'université Paris-Dauphine, dirigé par sa collègue et amie Hélyette Geman, est aussi très prisé. Mais "le El Karoui", c'est-à-dire le mastère "Probabilités et Finance" de Paris-VI, est le label par excellence. "C'est devenu une mode ; une sorte de mafia s'est créée, car désormais les recruteurs sont ses anciens élèves", explique Elie Ayache, fondateur d'Ito 33, une petite société française spécialisée dans les logiciels de modélisation pour portefeuilles de produits dérivés.

Peu impressionné par ses cours - "j'ai lu son polycopié, il est assez standard" -, cet ancien élève de Polytechnique est en revanche béat quand il l'entend faire "des interventions transcendantales dans les conférences. En théorie des probabilités, c'est une autorité ; elle fait partie de ces personnes qui font progresser la science".

Ses élèves de l'X ou du mastère de Paris-VI disent devoir s'accrocher pour suivre son enseignement : "J'ai eu du mal au début, j'ai dû y consacrer beaucoup plus de temps que pour n'importe quel autre cours", avoue Pierre Vaysse, qui fut son élève à l'X en 2005 et finit actuellement sa scolarité à la London School of Economics (LSE) de Londres. "Un quart des élèves décrochent au début", dit, ravi, celui qui a découvert grâce à elle que l'on peut gagner sa vie en faisant des mathématiques, sans être prof ni chercheur. Et même bien la gagner : le salaire annuel d'embauche d'un quant débutant est de 35 000 livres (50 000 euros) à Londres et de 40 000 euros à Paris. Les élèves dépassent très rapidement leur maître : arrivée au plus haut grade, et en fin de carrière, Mme El Karoui gagne 80 000 euros par an brut "pour 80 heures par semaine" - "elle suit énormément ses élèves", explique M. Vaysse.

Ses missions de conseil chez LCL (ex-Crédit lyonnais) lui permettent d'augmenter ses revenus de 50 % et de rester en contact avec le marché. Elle avoue n'avoir besoin de dormir que cinq heures par nuit, ne s'être jamais occupée du travail scolaire de ses enfants, qui ont tous fait de brillantes études, mais leur avoir fait travailler leur piano quotidiennement. "S'emmerder pour gagner de l'argent ? Jamais !" Elle n'a d'ailleurs de cesse de prévenir ses élèves : "Je leur dis qu'ils ne valent pas le salaire qu'ils perçoivent et que si, dans cinq ans, ils en ont marre mais qu'ils ne peuvent quitter leur poste à cause de ça, ils rateront quelque chose."

L'argent n'est pas une préoccupation pour cette fille d'ingénieur centralien, petite-fille de pasteur par sa mère, originaire de Nancy, troisième d'une famille de huit enfants. Les études, la culture, l'ouverture sur le monde sont ses valeurs. Mariée à un Tunisien, universitaire lui aussi, elle se qualifie de spécialiste "de la variété culturelle" - "entre la Tunisie et la France ; entre la banque et les mathématiques. Il faut dépasser les barrages du premier contact". Et elle insiste : "dans les deux sens".

Bonne en maths, elle ne prend réellement goût à cette discipline qu'en classe préparatoire aux grandes écoles : "En maths sup', j'ai découvert l'unité entre l'algèbre et l'analyse et ai eu du plaisir à faire des maths." Elle est reçue à l'Ecole normale supérieure. "A Sèvres (où se trouvait l'ENS de jeunes filles), j'ai découvert les probabilités et ai très vite décidé que c'était ce que je voulais faire !"

Mme El Karoui aime se battre contre les a priori. "La vie, c'est subtil. C'est ce que j'ai appris en vivant avec quelqu'un d'une autre culture ; aucun de nous deux ne pouvait estimer qu'il avait raison puisque nous ne pensions pas de la même façon, explique-t-elle. Je n'ai rien à faire de ce que les gens disent de moi." Mais elle s'étonne elle-même du chemin parcouru. "En 1967, je militais à l'UNEF (Union nationale des étudiants de France), au sein du cartel des ENS. Les filles faisaient le secrétariat. Scientifiques et filles, on accumulait les tares ! Si on m'avait dit alors que je travaillerais dans la finance, j'aurais éclaté de rire !"

En 1988, alors que l'ENS de Fontenay, où elle enseigne, doit déménager à Lyon, elle décide de prendre un semestre sabbatique. Grâce à une amie, elle travaille quelques mois à la Compagnie bancaire (avant son intégration au Groupe BNP Paribas). Et c'est le déclic. Car "l'échange, c'est la vie". Ses collègues banquiers lui font découvrir un nouvel univers - "je ne savais pas ce qu'était une obligation !" -, elle leur apprend le sien.

Elle modélise le mouvement des actions dans le futur, pour diminuer le risque pris par les investisseurs. Des modèles purement mathématiques, qui ne prennent pas en compte le contexte économique, grâce au calcul différentiel stochastique.

Aussi beau qu'une sonate de Brahms, ses préférées. Mme El Karoui finit son stage, mais Mme Geman, qui venait de passer quatre ans aux Etats-Unis, entre au contraire à la Banque pour y créer une structure de recherche. Elle propose à son amie, ainsi qu'à un autre mathématicien, Jean-Charles Rochet, d'y faire du conseil. "Il y avait de vrais problèmes théoriques et pratiques à résoudre. C'était super. J'aime bien travailler à trois !" Les deux femmes proposent alors de créer une nouvelle filière d'enseignement.

A quatre ans de la retraite, on n'imagine guère Mme El Karoui lever le pied. Elle travaille avec son collègue chinois Shige Peng à la création d'un mastère à l'université Fudan de Shanghaï. Encore un nouveau passage de témoin vers une autre culture.

Annie Kahn
Parcours

1944
Naissance à Paris.

1964
Admise à l'Ecole normale supérieure de Sèvres.

1968
Débute dans l'enseignement comme assistante à l'université d'Orsay.

1988
Semestre sabbatique à la Compagnie bancaire.

1990
Cofondatrice d'une option Finance dans le DEA de probabilités de Paris-VI.

Depuis 1997
Professeur à l'Ecole polytechnique.



Article paru dans l'édition du 16.05.06

Réponses

  • Je relève cette phrase :

    "C'est devenu une mode ; une sorte de mafia s'est créée, car désormais les recruteurs sont ses anciens élèves".

    Quelque chose me fait froid au dos et c'est assez paradoxal avec l'esprit d'ouverture dans l'autre partie du texte...
  • bonjour,

    ce discours laudatif sur l'argent, je trouve ça personnellement assez répugnant.
  • "Les élèves dépassent très rapidement leur maître : arrivée au plus haut grade, et en fin de carrière, Mme El Karoui gagne 80 000 euros par an brut "pour 80 heures par semaine" - "elle suit énormément ses élèves", explique M. Vaysse."
    Je suppose qu'il faut verser une larme.
  • Pfffffffff!
    C'est honteux, une mafia...
  • Surtout qu'à l'origine, mafia signifie "mort à tous les français"... alors parler des quants français comme faisant partie d'une mafia, voila bien encore un succès des journalistes...

    Si on remplace mafia par réseau ça ne choque plus les puristes ?
    Et si on signale qu'un ancien élève de Nicole a eu cette année un bonus de 8 millions de livres, doit-on recomprendre "l'élève dépassant le (la) maître" sachant que le monde de la finance est un monde anglo-saxon ou l'argent est un critère de réussite sociale (alors qu'en France c'est presque une honte...)
  • Les dictionnaires que j'ai sous la main ne voient en maf[f]ia qu'un mot sicilien pour « hardiesse, vantardise ».

    Tu as une source pour cette étymologie bien plus rigolote ?
  • Malheureusement je tiens ça d'un exposé que j'avais fait sur la mafia au collège, donc je n'ai plus les sources. Tout ce dont je me souviens, c'est que la mafia (morte alla France ... ou un truc du genre ) est née au moment justement des guerres franco-italiennes (François 1er ...) Voilou ;)
  • C'est bizarre je croyais que ça voulait dire " mort à la France est le cri de l'Italie" et que ça datait du second empire.

    Comme quoi, sur les forums de maths, on en apprend des trucs!
  • Et ce qui est resté de l'exposé du collège de notre ami Juju , c'est "mort à la France...".
  • Ce n'est pas le mot mafia qui est choquant, c'est la façon dont les cadres français sont recrutés qui l'est. Mais bon...

    Il est faux de dire que "dans le monde anglo-saxon l'argent est un critère de réussite sociale". Aux Etats-Unis par exemple, le dollar est une unité de mesure. Les Américains ont l'habitude de tout mesurer en dollar : un accident de 32 millions de $, une oeuvre de plusieurs millions de $ pour dire que c'est une oeuvre de Picasso. Pour ma part, l'argent c'est un instrument de désintermédiation de l'échange des divers biens et richesses. L'argent et les monnaies existaient déjà en Chine 1000 ans avant notre ère. Cela tendrait à penser à une certaine universalité de l'organisation de l'économie. Ce qui devrait nous pousser hors de nous ce n'est pas la richesse, mais la pauvreté.
  • C'est quand on a plus rien que l'on se rend le mieux compte de ce que l'on possédait.

    On oublie facilement la présence, on remarque plus l'absence.

    Finalement, l'essentiel, ce n'est pas l'argent, mais ce que l'on en fait.

    t-mouss
  • Existe-t-il une frontières entres les maths fi et l'économie "littéraire" ?

    Encore un domaine envahi par les mathématiciens, après la biologie (génétique), les sciences du langages et de la cognition, le Droit et j'en passe !! Ceci explique peut être le ras le bol de la dictature mathématique, notamment chez les économistes qui ont de plus en plus de mal à comprendre de quoi ils parlent. Allais, Black, Sholes, Merton, et d'autres sûrement, ont obtenu le Nobel d'économie pour des travaux qui ne sont compréhensibles que dans les départements de mathématiques orientés proba / finances alors que Witten a obtenu la médaille Fields et non le Nobel de physique signe que les physiciens ne laissent pas le règne aux théoriciens et se défendent mieux, mais peut être que les mathématiques financières ont eu un impact tellement grand dans la structuration de l'économie actuelle que ceux-ci ne peuvent que s'incliner, pauvres économistes non matheux ils doivent vraiment passer pour des bleus devant leur collègue exhibant des formules incroyables qui régissent l'économie

    MALHEUR AUX NON MATHEUX !!!
  • Pour les eleves de M1 ,voila l'adresse du dea "Qui veut gagner des millions "
    <BR><a href=" http://www.master-finance.proba.jussieu.fr/"&gt; http://www.master-finance.proba.jussieu.fr/</a><BR><BR><BR&gt;
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