«Dévissage» de Grothendieck

Bonjour à tous,

J'ai récemment lu avec intérêt l'ouvrage «Algèbre» de Yan Pradeau, sur la vie d'Alexandre Grothendieck. À un moment, il y parle d'une technique de résolution propre à Grothendieck, appelée «dévissage». Étant non-mathématicien, mais ayant un intérêt pour les mathématiques, leur histoire et leurs raisonnements (je suis professeur de philosophie), j'aurais aimé savoir si l'un d'entre vous se sentait de m'expliquer, dans les grandes lignes, en quoi ce dévissage consiste.
J'ai trouvé quelques ressources sur internet (des articles de Luc Illusie), mais elles sont trop vagues ou trop concises pour que je parvienne véritablement à me faire une idée ...

Réponses

  • Je ne suis pas spécialiste, mais c'est une notion notamment présente en théorie des groupes. Elle s'exprime de façon naturelle en termes de suites exactes. Je pense qu'une idée serait de commencer par se pencher sur cette dernière notion :-)

    De façon très très vague : pour étudier une structure, on peut commencer par en identifier une sous-structure plus simple et chercher à ramener l'étude de la structure de départ à celle de la sous-structure et de la "structure-quotient" (encore un terme à définir).
  • Merci Skilveg pour cette première réponse !
  • Je complète par un exemple géométrique (qui ne fait pas vraiment intervenir de suite exacte mais qui je pense constitue quand même une forme de dévissage). Supposons que l'on veuille étudier les rotations de l'espace laissant globalement invariant un polyèdre, par exemple un cube. On peut commencer par se donner un sommet fixé de ce cube, et considérer séparément
    1. l'orbite de ce sommet, c'est-à-dire l'ensemble des positions où l'on peut emmener ce sommet à l'aide d'une rotation. Il y en a 8 (car on peut emmener le sommet n'importe où en faisant tourner le cube) ;
    2. le stabilisateur de ce sommet, c'est à dire l'ensemble des rotations de l'espace laissant fixe le cube dans sa globalité, mais aussi le sommet que l'on s'est donné. Il y en a 3 (ce sont toutes les rotations dont l'axe passe par le sommet fixé et par le sommet diamétralement opposé).
    On peut alors se convaincre que cela implique qu'il y a exactement $8\times 3 = 24$ rotations de l'espace laissant globalement invariant le cube.

    (D'un point de vue un peu plus technique, c'est un peu une suite exacte quand même, parce qu'on a une espèce de complexe $\text{Stab}\,s\to G\to \text{Orb}\,s$, où $s$ est le sommet et $G$ l'ensemble des rotations que l'on considère.)
  • Skilveg, je profite de votre réactivité pour vous poser immédiatement une question à propos de ce que vous venez d'écrire.
    Je m'excuse d'avance si la question peut sembler idiote aux yeux d'un mathématicien, mais comme je suis novice: quelle différence alors entre votre exemple et une résolution par disjonction de cas ? Est-ce que, dans la disjonction de cas, on procède par addition de sous-ensembles, alors qu'ici, on effectue une multiplication des sous-ensembles (orbite et stabilisateur) ?
  • Effectivement, c'est dans le fond un peu la même idée ! Dans l'exemple, on a huit cas de rotations (en regardant où va le sommet de départ), et trois types très simples de rotations autour d'un axe orienté fixe passant par un sommet (celles de 0, 1 ou 2 tiers de tours).

    Pour avoir une vraie classification, c'est-à-dire une correspondance entre les rotations à étudier et les couples (cas, type), il faut choisir une convention sur la façon d'emmener le sommet de départ où on le souhaite, en choisissant une rotation pour chaque destination. Ensuite, une rotation quelconque se décomposera (dévissera !) d'une unique façon en 1° une rotation autour du sommet fixé au départ et 2° un déplacement emmenant le sommet vers sa destination.

    Pour recentrer la réponse de façon moins verbeuse sur la question de la multiplication des sous-ensembles : c'est exactement ça, en choisissant des représentants de l'orbite du sommet, on obtient une bijection $G\to \text{Orb}\,s\times \text{Stab}\,s$. Enfin, plutôt $ \text{Orb}\,s\times \text{Stab}\,s \to G$.

    (Remarque : un produit d'ensembles, cela peut être vu comme une "disjonction de cas de deux façons équivalentes" : $A\times B = \coprod\limits_{a\in A}\{a\}\times B = \coprod\limits_{b\in B}A\times \{b\}$.)

    (En termes plus techniques : avoir une suite exacte, c'est bien, mais si on peut construire une section, c'est encore mieux.)
  • On voit sans doute un peu mieux les choses comme ça : on a toujours $G = \coprod\limits_{s'\in \text{Orb}\,s}\{g\in G : g\,s=s'\}$. Et pour chaque $s'$, l'ensemble $\{g\in G : g\,s=s'\}$ est en bijection avec $\{g\in G : g\,s=s\}$, chaque choix de rotation distinguée envoyant $s$ sur $s'$ fournissant une bijection.

    Enfin bref, j'ai l'impression de dire plein de fois la même chose sous des formes différentes. Je ne sais pas dans quelle mesure au moins une de ces formes te convient.
  • Merci beucoup, je vais prendre un peu de temps pour creuser tout ça, mais c'est parfait d'avoir quelque chose de plus précis pour comprendre ce principe.
  • En l'occurrence ici c'est un terme devenu très spécifique en analyse/géométrie algébrique (le terrain de jeu favori de Grothendieck.)

    Cela signifie grosso modo qu'on va se ramener à un cas plus simple en utilisant un argument "automatique". Par exemple si on veut prouver un isomorphisme à base de faisceaux et bien tu commences en disant "Par dévissage, on peut supposer que les faisceaux sont mous." L'argument permettant de se réduire à ce cas particulier étant ultra classique et toujours le même.

    On utilise également ce terme pour passer de la dimension $n$ à la $1$.

    Encore un dernier exemple on doit étudier une propriété pour une fonction $f :X \to Y$ entre variétés et on dit "Par dévissage, on peut supposer que $f$ est une submersion". Là aussi, argument très standard.

    A titre personnel j'ai surtout vu le terme être utilisé lorsqu'on travaille en catégories dérivées. Les arguments par dévissage sont ultra légions, puisque "quitte à prendre une résolution" ou "quitte à décomposer via Mayer-Vietoris", "quitte à utiliser tel triangle distingué", etc ... on peut simplifier le problème.


    NB : J'ai lu que tu n'étais pas matheux, mais je pense que la définition des concepts que j'ai employés n'est pas très importante. Je crois que le concept est assez "clair".
  • Merci pour ces précisions. Effectivement, ton explication me semble accessible, c'est éclairant.
  • "Grothendieck avait une manière très personnelle de concevoir la formulation et la démonstration des énoncés mathématiques. Pour lui, un énoncé absolu, portant, disons, sur une variété donnée, n’était pas un bon énoncé. Il voulait un énoncé plus général, en apparence beaucoup plus difficile, un énoncé relatif, avec paramètres, portant sur des familles de variétés, la nature de l’espace de paramètres important peu. En réalité, cet énoncé plus général, précisément à cause de sa généralité, se prêtait à des réductions élémentaires qui conduisaient, sans effort, et comme par miracle, à la solution. Grothendieck appelait cette méthode dévissage. Il en avait donné un exemple spectaculaire, dès 1957, avec la démonstration de la formule dite de Grothendieck-Riemann-Roch. La méthode a inspiré depuis des générations de géomètres."

    référence :
    https://lejournal.cnrs.fr/billets/grothendieck-etait-dun-dynamisme-impressionnant
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