Produit tensoriel
Puisqu'il y a eu beaucoup de confusion à ce sujet, je me permets de faire un post au sujet du produit tensoriel. Il joue un grand nombre de rôles en algèbre, que je vais essayer d'indiquer. (bilinéarité, construction de nouveaux modules, extension des scalaires, coproduit, encodage des bimodules)
Tous mes anneaux seront supposés associatifs, unitaires, et mes modules sont aussi unitaires (au sens où $1\cdot m = m$)
0- Préliminaires
Si $A$ est un anneau, je note $A^{op}$ l'anneau qui a le même groupe abélien sous-jacent, et dans lequel $a\times_{A^{op}} b = b\times_A a$.
Un $A$-module à droite, c'est pareil qu'un $A^{op}$-module à gauche.
Soit $A,B$ deux anneaux et $M$ un groupe abélien. Une structure de $(A,B)$-bimodule sur $M$ est la donnée d'une structure de $A$-module à gauche sur $M$, ainsi que la donnée d'une structure de $B$-module à droite, telles que pour tous $a\in A, m\in M,b\in B$, on a $(am)b = a(mb)$ (où j'ai indiqué l'action de $A$ et de $B$ implicitement, par juxtaposition).
En particulier $amb$ est une expression non ambigüe et je risque de l'utiliser dans la suite.
Exemples:
1- Un $(A,\Z)$-bimodule c'est la même chose qu'un $A$-module.
2- Si $M$ est un $A$-module à gauche, alors c'est naturellement un $(A, \mathrm{End}_A(M)^{op})$-bimodule, via $m\cdot f := f(m)$ ($M$ est un $\mathrm{End}_A(M)$-module à gauche car $(f\circ g)(m) = f(g(m))$, donc un $\mathrm{End}_A(M)^{op}$-module à droite). La compatibilité vient de $(am)f = f(am) = af(m) = a (mf)$.
3- Si j'ai deux morphismes d'anneaux $A\to C, B\to D$, alors par restriction le long de ces morphismes, tout $(C,D)$-module donne un $(A,B)$-module. Par exemple si $A$ est commutatif et $f$ est un endomorphisme du $A$-module $M$, alors $M$ est naturellement un $(A,A[X])$-bimodule.
1- Applications balancées et définition du produit tensoriel
Soit $A$ un anneau, $M$ un $A$-module à droite, $N$ un $A$-module à gauche et $P$ un groupe abélien. Une application (pas un morphisme de groupes !) $f: M\times N\to P$ est dite "balancée" si elle vérifie $f(ma,n) = f(m,an)$ pour tous $m\in M, a\in A, n\in N$.
Elle est dite bilinéaire si pour tous $m,m'\in M, n \in N$ on a $f(m+m',n) = f(m,n)+f(m',n)$, et similairement avec la deuxième variable.
Slogan: Le produit tensoriel au-dessus de $A$ de $M$ et $N$, noté $M\otimes_A N$ est le receveur universel d'une application bilinéaire balancée.
Plus précisément, donnons la définition suivante:
Définition: Un produit tensoriel de $M$ et $N$ au-dessus de $A$ est un groupe abélien $P$, muni d'une application bilinéaire balancée $\varphi: M\times N\to P$ qui vérifie la propriété suivante [ je vais écrire la même propriété de trois manières différentes, pour accommoder les différents goûts ] :
a) Pour tout groupe abélien $Q$ et toute application bilinéaire balancée $f: M\times N\to Q$, il existe un unique morphisme de groupes $\tilde f: P\to Q$ tel que $\tilde f\circ \varphi = f$.
b) Pour tout groupe abélien $Q$ et toute application bilinéaire balancée $f: M\times N\to Q$, il existe un unique morphisme de groupes $\tilde f: P\to Q$ tel que le diagramme suivant commute: $$\xymatrix{M\times N\ar[r]^f \ar[d]_\varphi & Q \\ P\ar[ru]_{\tilde f} }$$
c) Pour tout groupe abélien $Q$, l'application $\hom(P,Q) \to \mathrm{BBil}(M\times N,Q)$ donnée par $g\mapsto g\circ \varphi$ est une bijection (où $\hom(P,Q)$ est l'ensemble des morphismes de groupes, et $\mathrm{BBil}$ l'ensemble des applications bilinéaires balancées).
( a) et b) sont littéralement la même phrase; c'est juste une réécriture de voir que c'est aussi pareil que c))
C'est la définition du produit tensoriel. Tout autre chose est une propriété, une description, ...
Lemme: Soit $(P,\varphi)$ et $(Q,\psi)$ deux produits tensoriels de $M$ et $N$ [ on a tendance à ne pas écrire "au dessus de $A$" si le contexte rend $A$ clair ] . Alors il existe un unique isomorphisme $f: P\to Q$ tel que $f\circ \varphi = \psi$.
Preuve: Par définition, il existe un unique morphisme $f$ vérifiant cette propriété, et de même il existe un unique morphisme $g: Q\to P$ tel que $g\circ \psi = \varphi$.
Mais alors $g\circ f\circ \varphi = \varphi$, et donc par unicité (pour $P$), $g\circ f= id_P$; et de même $f\circ g = id_Q$, donc $f$ est un isomorphisme.
Slogan: Les produits tensoriels de $M$ et $N$, lorsqu'ils existent, sont uniques à unique isomorphisme près.
Remarque: L'unicité de l'isomorphisme est aussi très importante.
Abus: On se permet alors de noter, s'il existe, $M\otimes_A N$ un produit tensoriel de $M$ et $N$, et on note $(m,n)\mapsto m\otimes n$ l'application bilinéaire balancée qui fait partie de cette donnée. Par le lemme précédent, ce couple de données est défini sans ambigüité, et cet abus ne peut pas poser de problème.
Convention: Parfois, lorsque le contexte est très clair, on se permet de noter $M\otimes N$ au lieu de $M\otimes_A N$. Je ne le ferai pas dans ce post, et en particulier je réserve la notation $M\otimes N$ au cas $A= \Z$.
Remarque : Attention, si $M,N$ sont des $(A,A)$-bimodules, on peut considérer $M\otimes_A N$ et $N\otimes_A M$. Ils sont a priori différents [ à isomorphisme près : comme le produit tensoriel n'est défini qu'à isomorphisme près, il n'y a pas de sens à les comparer à égalité près ] , on peut par exemple avoir l'un d'eux nuls sans que l'autre ne le soit.
Exemple : Je considère $\Z$ comme un $(\Z[X],\Z[X])$-bimodule via le morphisme d'anneaux $\Z[X]\to \Z, X\mapsto 1$ (donc $X\cdot n = n$ et $n\cdot X = n$), je le note $M$. Je considère à nouveau $\Z$ comme un tel bimodule, mais cette fois-ci, à droite je le considère comme tel via $\Z[X]\to \Z, X\mapsto 0$ et à gauche via $\Z[X]\to \Z, X\mapsto 1$, et je note celui-ci $N$.
En admettant que le premier existe, montrer $M\otimes_{\Z[X]} N$ n'est pas nul, mais que $N\otimes_{\Z[X]} M$ est nul.
Exercice: Montrer que si $M\times N\overset\varphi\to P$ est un produit tensoriel de $M$ et $N$ au-dessus de $A$, alors l'image de $\varphi$ engendre $P$; autrement dit les $m\otimes n$ engendrent $M\otimes_A N$.
Convention : En admettant que $M\otimes_A N$ existe, on se permet souvent de définir un morphisme $M\otimes_A N\to P$ en disant ce qu'il fait sur $m\otimes n$. Si tant est que l'expression qu'on obtient est bilinéaire et balancée en $(m,n)$, c'est licite précisément par la définition de produit tensoriel.
Proposition : Pour tout anneau $A$, tout module à droite $M$ et tout module à gauche $N$, il existe un produit tensoriel de $M$ et $N$ au-dessus de $A$.
Preuve: C'est la construction "classique". On considère le groupe abélien libre sur l'ensemble $M\times N$, $\Z^{(M\times N)}$, modulo les relations $(ma,n) = (m,an)$, $(m+m', n) = (m,n)+(m',n), (m,n+n') = (m,n)+(m,n')$ pour tous $m,m'\in M, n,n'\in N, a\in A$.
L'application qui à $(m,n)$ associe la classe de $(m,n)$ dans le quotient est bilinéaire balancée, par définition des relations; et par définition la propriété universelle est satisfaite.
Exercice: en déduire une seconde preuve de l'exercice précédent.
Warning: Il s'agit d'une construction du produit tensoriel, ce n'est pas sa définition. Cette construction n'a aucun intérêt en pratique d'ailleurs. Si on n'est pas à l'aise avec "c'est défini à unique isomorphisme près donc c'est bien défini", cette construction a l'intérêt d'être explicite et de pouvoir by-passer ce problème.
Bon, du coup on peut tranquillement écrire $M\otimes_A N$ tout le temps sans souci.
Cette partie nous donne le premier rôle du produit tensoriel : gérer l'algèbre bilinéaire intrinsèquement à l'algèbre linéaire: une application bilinéaire balancée $M\times N\to P$, c'est un morphisme $M\otimes_A N \to P$.
Bon, on voudrait aussi faire de l'algèbre multilinéaire plus avancée, pour ça il faut aller un peu plus loin. On va, en chemin, découvrir un deuxième rôle du produit tensoriel.
Mais avant ça, un petit calcul:
On considère $A$ comme un $A$-module à droite de la manière usuelle, à savoir $a\cdot b := ab$. Montrer qu'alors, pour tout $A$-module à gauche $N$, $A\otimes_A N \cong N$ en tant que groupes abéliens, via l'application bilinéaire balancée $A\times N\to N, (a,n)\mapsto an$.
De même, $M\otimes_A A\cong M$.
On verra plus tard qu'il s'agit en fait d'isomorphismes de $A$-modules.
2- Plus de structure
Souvent, $M$ et $N$ ont un peu plus de structure que ce qu'on a vu jusqu'ici, et on aimerait voir ce que ça permet d'obtenir sur $M\otimes_A N$.
L'exemple typique est que lorsque $A$ est commutatif, $M\otimes_A N$ acquiert une structure de $A$-module. Pour bien la comprendre, on va faire un truc plus général.
Observation: La construction $(M,N)\mapsto M\otimes_A N$ est "fonctorielle" - ne partez pas en entendant ce mot barbare, je vais expliquer. Ce que ça veut dire, c'est que si j'ai un morphisme de $A$-modules à droite $f: M\to M'$, j'obtiens un morphisme $f\otimes_A N : M\otimes_A N\to M'\otimes_A N$, défini par $m\otimes n \mapsto f(m)\otimes n$ (Exercice: vérifier que c'est bien défini); et de même si $g: N\to N'$ est un morphisme de $A$-modules à gauche on peut définir $M\otimes_A g$ par $m\otimes n\mapsto m\otimes g(n)$.
En fait on peut aussi définir directement $f\otimes_A g$ par $m\otimes n\mapsto f(m)\otimes g(n)$.
Exercice: $f\otimes_A N = f\otimes_A id_N$, similairement pour $g$. Montrer que $(f_0\otimes_A g_0)\circ (f_1\otimes_A g_1) = (f_0\circ f_1)\otimes_A (g_0\circ g_1)$. En particulier, $(f\otimes_A N')\circ (M\otimes_A g) = f\otimes_A g= (M'\otimes_A g)\circ (f\otimes_A N)$.
Corollaire: Soit $M$ un $(B,A)$-bimodule et $N$ un $(A,C)$-bimodule. Alors $M\otimes_A N$ est naturellement muni d'une structure de $(B,C)$-bimodule, via les formules suivantes : $b\cdot (m\otimes n) := (bm)\otimes n$ et $(m\otimes n)\cdot c := m\otimes (nc)$.
Preuve : Exercice.
Corollaire: Soit $A$ un anneau commutatif, et $M,N$ deux modules à gauche. On peut voir $M,N$ comme des $(A,A)$-bimodules en décrétant que l'action à gauche est la même que l'action à droite [ note: cela utilise la commutativité ] , et donc on peut voir $M\otimes_A N$ comme un $(A,A)$-bimodule.
L'action à droite est la même que l'action à gauche.
Preuve : Exercice.
Remarque: Plus généralement, si $M,N$ sont des $(A,A)$-bimodules, alors $M\otimes_A N$ est naturellement un $(A,A)$-bimodule.
Variation : Si $M$ est un $(B,A)$-bimodule et $N$ un $A$-module à gauche, alors $M\otimes_A N$ est naturellement un $B$-module à gauche. Symétriquement, si $M$ est un $A$-module à droite et $N$ un $(A,C)$-bimodule, alors $M\otimes_A N$ est naturellement un $C$-module à droite.
Cela vient de ce que $A$-module à droite = $(\Z,A)$-bimodule.
Exemple: $A$ est un $(A,A)$-bimodule; montrer que les isomorphismes observés plus tôt, à savoir $A\otimes_A N \cong N$ et $M\otimes_A A\cong M$, sont des isomorphismes de $A$-modules à gauche et à droite respectivement.
Proposition (*) : Soit $M$ un $(B,A)$-bimodule, $N$ un $(A,C)$-bimodule. Alors $M\otimes_A N$, muni de sa structure de $(B,C)$-bimodule, est le receveur universel d'une application bilinéaire balancée $M\times N\to P$ satisfaisant de plus $f(bm,nc) = b f(m,n) c$.
Preuve: Exercice.
En particulier cette structure de $(B,C)$-bimodule est canonique et unique à unique isomorphisme près.
On peut désormais faire de l'algèbre multilinéaire, en observant :
Lemme: Soit $A,B,C,D$ des anneaux, $M$ un $(A,B)$-bimodule, $N$ un $(B,C)$-bimodule et $P$ un $(C,D)$-bimodule. Alors $(M\otimes_B N)\otimes_C P\cong M\otimes_B (N\otimes_C P)$ en tant que $(A,D)$-bimodules. L'isomorphisme est l'unique morphisme défini par $(m\otimes n)\otimes p \mapsto m\otimes (n\otimes p)$.
Avant de passer quelques instants sur le cas commutatif, une construction importante :
Soit $A,B$ deux anneaux, $M$ un $A$-module à gauche. Si $f: A\to B$ est un morphisme d'anneaux, alors $B$ est naturellement muni d'une structure de $(B,A)$-bimodule (par restriction le long de $f$ sur la droite), et donc $B\otimes_A M$ est naturellement un $B$-module à gauche.
De plus, on peut en faire un $A$-module à gauche, en restreignant à nouveau le long de $f$, et on a alors un morphisme de $A$-modules $\eta_M : M\to B\otimes_A M$ donné par $m\mapsto 1_B\otimes m$.
Exercice: Pour tout $B$-module à gauche $N$, l'application composée suivante est une bijection : $\hom_B(B\otimes_A M,N) \to \hom_A(B\otimes_A M,N)\to \hom_A(M,N)$, donnée par $f\mapsto f\mapsto f\circ \eta_M$.
En d'autres termes, $B\otimes_A M$ est le $B$-module "universel" sur $M$. C'est l'un des rôles du produit tensoriel : changer de base (de $A$ à $B$) de manière universelle.
Pour répondre, donc, à une question récente de topopot, si $E$ est un $\K$-espace vectoriel, $\K[X]\otimes_\K E$ est le $\K[X]$-module universel sur $E$. Concrètement, lorsque $E = \K^n$, ce module sera $\K[X]^n$ (mais la description par produit tensoriel ne dépend pas du choix de base et en particulier est naturelle, donc plus adaptée si on veut parler de morphismes).
3- Le cas commutatif
Comme expliqué plus tôt, si $A$ est commutatif, pour deux $A$-modules à gauche $M,N$, j'ai un nouveau $A$-module à gauche $M\otimes_A N$.
Il vérifie aussi une propriété universelle:
Soit $M,N,P$ trois $A$-modules à gauche. Une application $f: M\times N\to P$ est dite $A$-bilinéaire si elle est bilinéaire, et si de plus pour tous $m\in M, n\in N, a\in A$, on a $f(am,n) = f(m,an) = a f(m,n)$.
Proposition : $M\otimes_A N$ est le receveur universel d'une application $A$-bilinéaire.
Preuve : Exercice.
Corollaires : Les morphismes $m\otimes (n\otimes p)\mapsto (m\otimes n)\otimes p$ et $m\otimes n \mapsto n\otimes m$ établissent des isomorphismes $M\otimes_A (N\otimes_A P)\cong (M\otimes_A N)\otimes_A P$ et $M\otimes_A N\cong N\otimes_A M$.
Remarque: Le fait que $M\otimes_A N \cong N\otimes_A M$ semble contredire l'exemple donné plus haut où où l'un est nul et l'autre n'est pas nul, alors même que dans cet exemple $A=\Z[X]$ est commutatif. La différence est qu'ici la structure de $(A,A)$-bimodule est donnée par la même des deux côtés, contrairement à cet exemple.
Remarque: Il y a un théorème de théorie des catégories qui dit que si on préfère, on peut essentiellement prétendre que $(M\otimes_A N)\otimes_A P = M\otimes_A (N\otimes_A P)$ et on n'aura jamais de souci, par contre on ne peut pas prétendre que $M\otimes_A N = N\otimes_A M$. Par exemple, lorsque $M=N$, le morphisme $m\otimes n \mapsto n\otimes m$ n'est pas én général l'identité de $M\otimes_A M$.
Je risque donc de faire l'abus de ne pas faire explicitement apparaître les parenthèses dans mes produits tensoriels. Si ça vous dérange, rajoutez-les en tant qu'exercice. Je ferai par contre attention à l'ordre.
Je vais me concentrer un instant sur le cas $A=\Z$. Rappelez-vous que la définition d'"anneau" peut être formulée en termes d'une application bilinéaire $A\times A\to A$, donc d'une application linéaire $A\otimes A\to A$.
En fait, un anneau (non nécessairement commutatif), c'est un groupe abélien muni de deux choses : 1- une application linéaire $\eta : \Z\to A$ ; 2- Une application linéaire $\mu: A\otimes A\to A$; vérifiant certains axiomes. Exercice: les écrire (avec des diagrammes, c'est plus cool, et ça se généralise mieux).
(si on remplace $\Z$ par un anneau commutatif $B$ et qu'on donne la même définition en remplaçant $\otimes$ par $\otimes_A$, on obtient la notion de $B$-algèbre)
En particulier, il n'est pas très compliqué de munir $A\otimes B$ d'une structure d'anneau lorsque $A$ et $B$ sont des anneaux (non nécessairement commutatifs). Le morphisme $\eta$ est donné par $\Z \cong \Z\otimes \Z \overset{\eta_A\otimes\eta_B}\to A\otimes B$, et $\mu$ est donné par $A\otimes B\otimes A\otimes B \cong A\otimes A\otimes B\otimes B \overset{\mu_A\otimes \mu_B}\to A\otimes B$.
L'isomorphisme du milieu est simplement $b\otimes a\mapsto a\otimes b$ comme plus haut, mais il faut l'insérer même si $A=B$ !!
Cela permet de créer des nouveaux anneaux à partir d'anciens, par exemple $\Q\otimes \prod_p \Z_p$ est l'anneau des adèles finies.
Un énoncé important et intéressant, dans le cas des anneaux commutatifs est le suivant :
Théorème: Soit $A,B$ deux anneaux commutatifs; alors $A\otimes B$ est le coproduit de $A$ et $B$ dans la catégorie des anneaux commutatifs. Ne fuyez pas en entendant ces mots barbares, je vais expliquer !
Ce théorème veut dire qu'étant donnés trois anneaux commutatifs $A,B,C$, un morphisme d'anneaux $A\otimes B\to C$ est exactement donné par deux morphismes $A\to C, B\to C$. Plus spécifiquement, étant donnés $f: A\to C$ et $g: B\to C$, on définit un morphisme par $a\otimes b\mapsto f(a) g(b)$ (Exercice: vérifier que c'est la seule chose possible, si on veut que $a\otimes 1$ s'envoie sur $f(a)$ et $1\otimes b$ sur $g(b)$; et vérifier que cela définit bien un morphismes d'anneau)
Exercice : montrer que ce n'est plus vrai si on prend des anneaux non nécessairement commutatifs.
Cet énoncé est un des autres rôles du produit tensoriel. Le dernier que je veux présenter est celui qui montre comment encoder les bimodules par des modules usuels, et donc montrer qu'en fait, ce n'est pas une théorie distincte.
Je le présente sous la forme d'exercice guidé. Après, on passera finalement à des calculs et exemples.
1- Soit $A,B,C$ trois anneaux, et $f:A\to C, g: B\to C$ deux morphismes. Quelle est une condition nécessaire et suffisante sur les $f(a), g(b)$ pour que $a\otimes b\mapsto f(a)g(b)$ définisse un morphisme d'anneaux $A\otimes B\to C$ ?
2- Soit $M$ un groupe abélien. Montrer que munir $M$ d'une structure de $A$-module à gauche (resp. à droite) est équivalent à fournir un morphisme d'anneaux $A\to \mathrm{End}(M)$ (resp. $A^{op}\to \mathrm{End}(M)$)
3- En déduire que "$(A,B)$-bimodule" c'est pareil que "$A\otimes B^{op}$-module" (au niveau des objets, et des morphismes).
Jusqu'ici, on a vu les rôles suivants du produit tensoriel :
a- Il permet d'encoder la bilinéarité comme un phénomène linéaire
b- Il permet de construire des nouveaux objets ($M\otimes_A N$ est un nouveau groupe abélien, potentiellement intéressant/source d'exemples; $A\otimes B$ est un nouvel anneau si $A,B$ sont des anneaux)
c- Il permet de changer de base: si j'ai un $A$-module $M$ et un morphisme d'anneaux $A\to B$, j'obtiens un $B$-module $B\otimes_A M$ qui est "universel" sur $M$ (noté parfois $f_! M$)
d- Il permet de donner une description assez intéressante du coproduit d'anneaux commutatifs
e- Il permet d'encoder les bimodules comme de simples modules (sur $A\otimes B^{op}$)
Mais pour que tous ces rôles soient intéressants, il est bon de savoir calculer un peu. C'est l'objet de la dernière section.
4- Exemples, calculs
Les calculs reposent principalement sur la fonctorialité, et le fait que le produit tensoriel "commute aux colimites en chaque variable" (je vais expliquer les mots barbares, pas d'inquiétude).
Avant de les expliquer et de les prouver, voilà un énoncé toujours théorique mais important :
Construction : Soit $A,B,C$ trois anneaux, $M$ un $(A,B)$-bimodule, $N$ un $(B,C)$-bimodule et $P$ un $(A,C)$-bimodule.
Alors $\hom_C(N,P)$ admet une structure de $(A,B)$-bimodule donnée par $(a\cdot f)(n) := a f(n)$ et $(f\cdot b)(n) := f(bn)$, et similariement, $\hom_A(M,P)$ admet une structure de $(B,C)$-bimodule donnée par $(b\cdot f)(m) = f(mb)$ et $(f\cdot c)(m) = f(m)c$.
Théorème: Avec les structures décrites ci-dessus, on a des isomorphismes naturels $$\hom_{(A,C)}(M\otimes_B N, P) \cong \hom_{(A,B)}(M, \hom_C(N,P)), f\mapsto (m\mapsto (n\mapsto f(m\otimes n)))$$ et $$\hom_{(A,C)}(M\otimes_B N,P)\cong \hom_{(B,C)}(N,\hom_A(M,P)), f\mapsto (n\mapsto (m\mapsto f(m\otimes n)))$$
Bon, c'est un peu difficile à parser parce qu'il y a beaucoup de bimodules qui volent dans tous les coins. Mais si on arrive à passer outre cette complication, on verra que ce n'est qu'une reformulation de la propriété universelle de $M\otimes_B N$ en tant que $(A,C)$-bimodule, cf. la proposition (*). Il s'agit "simplement" (par exemple dans le premier cas) de remarquer qu'une application $(A,C)$-bilinéaire et $B$-balancée $M\times N\to P$, c'est pareil qu'une application $(A,B)$-linéaire $M\to \hom_C(N,P)$, par curryification.
Ces isomorphismes permettent par exemple de montrer les choses suivantes:
Exercice : Montrer que $M\otimes_B (\bigoplus_{i\in I} N_i) \cong \bigoplus_{i\in I} (M\otimes_B N_i)$, pour toute famille $(N_i)_{i\in I}$ de $(B,C)$-bimodules (ou plus précisément que la collection des inclusions $M\otimes_B N_j \to \bigoplus_{i\in I}(M\otimes_B N_i)$ induit un tel isomorphimse).
Montrer l'énoncé symétrique.
Exercice: Montrer que si $M\to M'$ est un morphisme de $(A,B)$-bimodules, alors le quotient de $M'\otimes_B N$ par l'image de $M\otimes_B N$ est isomorphe à $(M'/M)\otimes_B N$ (ou plus précisément que $M'\otimes_B N\to (M/M')\otimes_B N$ exhibe le second comme quotient du premier par cette image)
Montrer l'énoncé symétrique.
(Plus précisément, pour ce second exercice, on pourra montrer que $M\otimes_B - $ est "exact à droite" : si $N\to N'\to N''\to 0$ est une suite exacte, $M\otimes_B N\to M\otimes_B N'\to M\otimes_B N''\to 0$ en est aussi une; de même symétriquement)
Exercice: $A\otimes B^{op}$ est un $A\otimes B^{op}$-module à gauche, donc un $(A,B)$-bimodule. Montrer que pour tout $(C,A)$-bimodule $M$, $M\otimes_A (A\otimes B^{op}) \cong M\otimes B^{op}$ en tant que $(C,B)$-bimodule.
En principe (moins en pratique), ces trois règles suffisent à calculer tous les produits tensoriels. Voyons quelques exemples, laissés en exercice.
1- Soit $M$ un groupe abélien et $n$ un entier. Alors $M\otimes \Z/n\Z \cong M/nM$. Cela permet de calculer $M\otimes N$ pour tous $M,N$ groupes abéliens de type fini. Calculer par exemple $\Z/n\Z \otimes \Z/m\Z$.
2- Soit $M$ un groupe abélien et $n$ un entier. Notons $n_M$ l'application linéaire $x\mapsto nx$ définie sur $M$.Montrer que $n_M \otimes N = n_{M\otimes N}$ pour tout groupe abélien $N$.
Plus généralement, si $A$ est un anneau commutatif et $a\in A$, $M,N$ deux $A$-modules à gauche, montrer que $a_M\otimes N = a_{M\otimes N}$.
3- Soit $M$ un groupe abélien, $S$ un ensemble de nombres premiers. Alors $M\otimes S^{-1}\Z \cong S^{-1}M$. Plus généralement, si $A$ est un anneau commutatif, $M$ un $A$-module à gauche et $S\subset A$ un sous-ensemble. Alors $M\otimes_A S^{-1}A\cong S^{-1}M$. (Indication de preuve: utiliser la propriété universelle dans le cas $A$ commutatif, ou bien la propriété universelle de $B\otimes_A M$).
En déduire qu'en général, $\Q\otimes (\prod_i M_i) \ncong \prod_i (\Q\otimes M_i)$ : le produit tensoriel commute aux sommes directes, mais pas aux produits en général.
4- Soit $f: A\to B$ un morphisme d'anneaux. Alors $B\otimes_A A^n \cong B^n$ (c'est l'exemple que j'ai donné plus tôt avec $\K[X]\otimes_\K E$ - il y avait aussi eu une question de Christophe à ce sujet dans le cas $A=\Q, B= \R$)
5- Soit $f: A\to B$ un morphisme d'anneaux commutatifs, et $M,N$ deux $A$-modules. Définir un morphisme "naturel" $B\otimes_A \hom_A(M,N)\to \hom_B(B\otimes_A M, B\otimes_A N)$. Est-ce toujours un isomorphisme ?
Montrer que c'est un isomorphisme lorsque $M,N$ sont libres de type fini, i.e. isomorphes à $A^n$ pour un certain $n$. (si vous savez ce que ça veut dire: en déduire que c'en est un lorsque $M,N$ sont projectifs de type fini)
En déduire que $\mathcal L(E[X]) \cong \mathcal L(E)[X]$ (cf. à nouveau l'exemple de topopot)
6- Un $A$-module à droite $M$ est dit plat (à droite) si pour toute injection $N\to N'$ de $A$-modules à gauche, $M\otimes_A N\to M\otimes_A N'$ est toujours injective. Donner un exemple de module non plat.
Montrer que $\Q$ est plat en tant que $\Z$-module. Plus généralement, $S^{-1}A$ est plat pour tout anneau commutatif $A$ et tout sous-ensemble $S\subset A$.
7- Trouver un exemple de modules $M,N$ et d'un élément $x\in M\otimes_A N$ qui ne soit pas de la forme $m\otimes n$ (Les $m\otimes n$ engendrent $M\otimes_A N$, mais il peut y avoir des sommes de tels éléments. On appelle "tenseurs" les éléments de $M\otimes_A N$, et on appelle "tenseurs purs" ceux qui sont de la forme $m\otimes n$).
8- Soit $\K$ un corps. Calculer $\dim_\K (V\otimes_\K W)$ pour $V,W$ des $\K$-espaces vectoriels de dimension finie.
9- Calculer $\Q/\Z \otimes \Q/\Z$.
10 - Soit $f:A\to B, g: B\to C$ deux morphismes d'anneaux, et $M$ un $A$-module à gauche. Montrer que $C\otimes_B (B\otimes_A M) \cong C\otimes_A M$ en tant que $C$-modules. Plus généralement, si $N$ est un $(C,B)$-bimodule, $N\otimes_B (B\otimes_A M ) \cong N\otimes_A M$ en tant que $C$-modules (et $(C,D)$-bimodules, si $M$ est un $(A,D)$-bimodule).
10bis - Notant $f_! M = B\otimes_A M$, montrer que si $A, B$ sont commutatifs, $f_!(M\otimes_A N)\cong f_!M\otimes_B f_!N$.
11- Soit $f:A\to B$ un morphisme d'anneaux. Soit $M$ un $B$-module à droite, $N$ à gauche.
a- On suppose que $f$ est surjectif. Alors $M\otimes_B N \cong M\otimes_A N$.
b- On suppose $A$ commutatif, et on suppose que $f$ est le morphisme canonique $A\to S^{-1}A$ pour un certain sous-ensemble $S$ de $A$. Montrer que $M\otimes_{S^{-1}A}N\cong M\otimes_A N$.
[ En particulier, $\otimes_\Q = \otimes$, et de même $\otimes_{\mathbf F_p} = \otimes$ ]
Je m'arrête là pour le moment. S'il y a des questions, des commentaires, des choses pas claires, d'autres exemples intéressants, ... n'hésitez évidemment pas à partager. C'est un peu long donc j'ai la flemme de me relire : il y aura certainement un grand nombre de coquilles et d'erreurs - si vous croyez en repérer une et n'êtes pas sûr, traitez la comme un exercice, ou n'hésitez pas à demander (je ne serai certainement pas le seul à pouvoir aider).
Une petite remarque de fin: à plein d'endroits, la présentation serait plus agréable avec un background catégorique, mais bon, j'ai essayé d'éviter pour faire un post si possible accessible aux personnes qui avaient ces confusions.
Tous mes anneaux seront supposés associatifs, unitaires, et mes modules sont aussi unitaires (au sens où $1\cdot m = m$)
0- Préliminaires
Si $A$ est un anneau, je note $A^{op}$ l'anneau qui a le même groupe abélien sous-jacent, et dans lequel $a\times_{A^{op}} b = b\times_A a$.
Un $A$-module à droite, c'est pareil qu'un $A^{op}$-module à gauche.
Soit $A,B$ deux anneaux et $M$ un groupe abélien. Une structure de $(A,B)$-bimodule sur $M$ est la donnée d'une structure de $A$-module à gauche sur $M$, ainsi que la donnée d'une structure de $B$-module à droite, telles que pour tous $a\in A, m\in M,b\in B$, on a $(am)b = a(mb)$ (où j'ai indiqué l'action de $A$ et de $B$ implicitement, par juxtaposition).
En particulier $amb$ est une expression non ambigüe et je risque de l'utiliser dans la suite.
Exemples:
1- Un $(A,\Z)$-bimodule c'est la même chose qu'un $A$-module.
2- Si $M$ est un $A$-module à gauche, alors c'est naturellement un $(A, \mathrm{End}_A(M)^{op})$-bimodule, via $m\cdot f := f(m)$ ($M$ est un $\mathrm{End}_A(M)$-module à gauche car $(f\circ g)(m) = f(g(m))$, donc un $\mathrm{End}_A(M)^{op}$-module à droite). La compatibilité vient de $(am)f = f(am) = af(m) = a (mf)$.
3- Si j'ai deux morphismes d'anneaux $A\to C, B\to D$, alors par restriction le long de ces morphismes, tout $(C,D)$-module donne un $(A,B)$-module. Par exemple si $A$ est commutatif et $f$ est un endomorphisme du $A$-module $M$, alors $M$ est naturellement un $(A,A[X])$-bimodule.
1- Applications balancées et définition du produit tensoriel
Soit $A$ un anneau, $M$ un $A$-module à droite, $N$ un $A$-module à gauche et $P$ un groupe abélien. Une application (pas un morphisme de groupes !) $f: M\times N\to P$ est dite "balancée" si elle vérifie $f(ma,n) = f(m,an)$ pour tous $m\in M, a\in A, n\in N$.
Elle est dite bilinéaire si pour tous $m,m'\in M, n \in N$ on a $f(m+m',n) = f(m,n)+f(m',n)$, et similairement avec la deuxième variable.
Slogan: Le produit tensoriel au-dessus de $A$ de $M$ et $N$, noté $M\otimes_A N$ est le receveur universel d'une application bilinéaire balancée.
Plus précisément, donnons la définition suivante:
Définition: Un produit tensoriel de $M$ et $N$ au-dessus de $A$ est un groupe abélien $P$, muni d'une application bilinéaire balancée $\varphi: M\times N\to P$ qui vérifie la propriété suivante [ je vais écrire la même propriété de trois manières différentes, pour accommoder les différents goûts ] :
a) Pour tout groupe abélien $Q$ et toute application bilinéaire balancée $f: M\times N\to Q$, il existe un unique morphisme de groupes $\tilde f: P\to Q$ tel que $\tilde f\circ \varphi = f$.
b) Pour tout groupe abélien $Q$ et toute application bilinéaire balancée $f: M\times N\to Q$, il existe un unique morphisme de groupes $\tilde f: P\to Q$ tel que le diagramme suivant commute: $$\xymatrix{M\times N\ar[r]^f \ar[d]_\varphi & Q \\ P\ar[ru]_{\tilde f} }$$
c) Pour tout groupe abélien $Q$, l'application $\hom(P,Q) \to \mathrm{BBil}(M\times N,Q)$ donnée par $g\mapsto g\circ \varphi$ est une bijection (où $\hom(P,Q)$ est l'ensemble des morphismes de groupes, et $\mathrm{BBil}$ l'ensemble des applications bilinéaires balancées).
( a) et b) sont littéralement la même phrase; c'est juste une réécriture de voir que c'est aussi pareil que c))
C'est la définition du produit tensoriel. Tout autre chose est une propriété, une description, ...
Lemme: Soit $(P,\varphi)$ et $(Q,\psi)$ deux produits tensoriels de $M$ et $N$ [ on a tendance à ne pas écrire "au dessus de $A$" si le contexte rend $A$ clair ] . Alors il existe un unique isomorphisme $f: P\to Q$ tel que $f\circ \varphi = \psi$.
Preuve: Par définition, il existe un unique morphisme $f$ vérifiant cette propriété, et de même il existe un unique morphisme $g: Q\to P$ tel que $g\circ \psi = \varphi$.
Mais alors $g\circ f\circ \varphi = \varphi$, et donc par unicité (pour $P$), $g\circ f= id_P$; et de même $f\circ g = id_Q$, donc $f$ est un isomorphisme.
Slogan: Les produits tensoriels de $M$ et $N$, lorsqu'ils existent, sont uniques à unique isomorphisme près.
Remarque: L'unicité de l'isomorphisme est aussi très importante.
Abus: On se permet alors de noter, s'il existe, $M\otimes_A N$ un produit tensoriel de $M$ et $N$, et on note $(m,n)\mapsto m\otimes n$ l'application bilinéaire balancée qui fait partie de cette donnée. Par le lemme précédent, ce couple de données est défini sans ambigüité, et cet abus ne peut pas poser de problème.
Convention: Parfois, lorsque le contexte est très clair, on se permet de noter $M\otimes N$ au lieu de $M\otimes_A N$. Je ne le ferai pas dans ce post, et en particulier je réserve la notation $M\otimes N$ au cas $A= \Z$.
Remarque : Attention, si $M,N$ sont des $(A,A)$-bimodules, on peut considérer $M\otimes_A N$ et $N\otimes_A M$. Ils sont a priori différents [ à isomorphisme près : comme le produit tensoriel n'est défini qu'à isomorphisme près, il n'y a pas de sens à les comparer à égalité près ] , on peut par exemple avoir l'un d'eux nuls sans que l'autre ne le soit.
Exemple : Je considère $\Z$ comme un $(\Z[X],\Z[X])$-bimodule via le morphisme d'anneaux $\Z[X]\to \Z, X\mapsto 1$ (donc $X\cdot n = n$ et $n\cdot X = n$), je le note $M$. Je considère à nouveau $\Z$ comme un tel bimodule, mais cette fois-ci, à droite je le considère comme tel via $\Z[X]\to \Z, X\mapsto 0$ et à gauche via $\Z[X]\to \Z, X\mapsto 1$, et je note celui-ci $N$.
En admettant que le premier existe, montrer $M\otimes_{\Z[X]} N$ n'est pas nul, mais que $N\otimes_{\Z[X]} M$ est nul.
Exercice: Montrer que si $M\times N\overset\varphi\to P$ est un produit tensoriel de $M$ et $N$ au-dessus de $A$, alors l'image de $\varphi$ engendre $P$; autrement dit les $m\otimes n$ engendrent $M\otimes_A N$.
Convention : En admettant que $M\otimes_A N$ existe, on se permet souvent de définir un morphisme $M\otimes_A N\to P$ en disant ce qu'il fait sur $m\otimes n$. Si tant est que l'expression qu'on obtient est bilinéaire et balancée en $(m,n)$, c'est licite précisément par la définition de produit tensoriel.
Proposition : Pour tout anneau $A$, tout module à droite $M$ et tout module à gauche $N$, il existe un produit tensoriel de $M$ et $N$ au-dessus de $A$.
Preuve: C'est la construction "classique". On considère le groupe abélien libre sur l'ensemble $M\times N$, $\Z^{(M\times N)}$, modulo les relations $(ma,n) = (m,an)$, $(m+m', n) = (m,n)+(m',n), (m,n+n') = (m,n)+(m,n')$ pour tous $m,m'\in M, n,n'\in N, a\in A$.
L'application qui à $(m,n)$ associe la classe de $(m,n)$ dans le quotient est bilinéaire balancée, par définition des relations; et par définition la propriété universelle est satisfaite.
Exercice: en déduire une seconde preuve de l'exercice précédent.
Warning: Il s'agit d'une construction du produit tensoriel, ce n'est pas sa définition. Cette construction n'a aucun intérêt en pratique d'ailleurs. Si on n'est pas à l'aise avec "c'est défini à unique isomorphisme près donc c'est bien défini", cette construction a l'intérêt d'être explicite et de pouvoir by-passer ce problème.
Bon, du coup on peut tranquillement écrire $M\otimes_A N$ tout le temps sans souci.
Cette partie nous donne le premier rôle du produit tensoriel : gérer l'algèbre bilinéaire intrinsèquement à l'algèbre linéaire: une application bilinéaire balancée $M\times N\to P$, c'est un morphisme $M\otimes_A N \to P$.
Bon, on voudrait aussi faire de l'algèbre multilinéaire plus avancée, pour ça il faut aller un peu plus loin. On va, en chemin, découvrir un deuxième rôle du produit tensoriel.
Mais avant ça, un petit calcul:
On considère $A$ comme un $A$-module à droite de la manière usuelle, à savoir $a\cdot b := ab$. Montrer qu'alors, pour tout $A$-module à gauche $N$, $A\otimes_A N \cong N$ en tant que groupes abéliens, via l'application bilinéaire balancée $A\times N\to N, (a,n)\mapsto an$.
De même, $M\otimes_A A\cong M$.
On verra plus tard qu'il s'agit en fait d'isomorphismes de $A$-modules.
2- Plus de structure
Souvent, $M$ et $N$ ont un peu plus de structure que ce qu'on a vu jusqu'ici, et on aimerait voir ce que ça permet d'obtenir sur $M\otimes_A N$.
L'exemple typique est que lorsque $A$ est commutatif, $M\otimes_A N$ acquiert une structure de $A$-module. Pour bien la comprendre, on va faire un truc plus général.
Observation: La construction $(M,N)\mapsto M\otimes_A N$ est "fonctorielle" - ne partez pas en entendant ce mot barbare, je vais expliquer. Ce que ça veut dire, c'est que si j'ai un morphisme de $A$-modules à droite $f: M\to M'$, j'obtiens un morphisme $f\otimes_A N : M\otimes_A N\to M'\otimes_A N$, défini par $m\otimes n \mapsto f(m)\otimes n$ (Exercice: vérifier que c'est bien défini); et de même si $g: N\to N'$ est un morphisme de $A$-modules à gauche on peut définir $M\otimes_A g$ par $m\otimes n\mapsto m\otimes g(n)$.
En fait on peut aussi définir directement $f\otimes_A g$ par $m\otimes n\mapsto f(m)\otimes g(n)$.
Exercice: $f\otimes_A N = f\otimes_A id_N$, similairement pour $g$. Montrer que $(f_0\otimes_A g_0)\circ (f_1\otimes_A g_1) = (f_0\circ f_1)\otimes_A (g_0\circ g_1)$. En particulier, $(f\otimes_A N')\circ (M\otimes_A g) = f\otimes_A g= (M'\otimes_A g)\circ (f\otimes_A N)$.
Corollaire: Soit $M$ un $(B,A)$-bimodule et $N$ un $(A,C)$-bimodule. Alors $M\otimes_A N$ est naturellement muni d'une structure de $(B,C)$-bimodule, via les formules suivantes : $b\cdot (m\otimes n) := (bm)\otimes n$ et $(m\otimes n)\cdot c := m\otimes (nc)$.
Preuve : Exercice.
Corollaire: Soit $A$ un anneau commutatif, et $M,N$ deux modules à gauche. On peut voir $M,N$ comme des $(A,A)$-bimodules en décrétant que l'action à gauche est la même que l'action à droite [ note: cela utilise la commutativité ] , et donc on peut voir $M\otimes_A N$ comme un $(A,A)$-bimodule.
L'action à droite est la même que l'action à gauche.
Preuve : Exercice.
Remarque: Plus généralement, si $M,N$ sont des $(A,A)$-bimodules, alors $M\otimes_A N$ est naturellement un $(A,A)$-bimodule.
Variation : Si $M$ est un $(B,A)$-bimodule et $N$ un $A$-module à gauche, alors $M\otimes_A N$ est naturellement un $B$-module à gauche. Symétriquement, si $M$ est un $A$-module à droite et $N$ un $(A,C)$-bimodule, alors $M\otimes_A N$ est naturellement un $C$-module à droite.
Cela vient de ce que $A$-module à droite = $(\Z,A)$-bimodule.
Exemple: $A$ est un $(A,A)$-bimodule; montrer que les isomorphismes observés plus tôt, à savoir $A\otimes_A N \cong N$ et $M\otimes_A A\cong M$, sont des isomorphismes de $A$-modules à gauche et à droite respectivement.
Proposition (*) : Soit $M$ un $(B,A)$-bimodule, $N$ un $(A,C)$-bimodule. Alors $M\otimes_A N$, muni de sa structure de $(B,C)$-bimodule, est le receveur universel d'une application bilinéaire balancée $M\times N\to P$ satisfaisant de plus $f(bm,nc) = b f(m,n) c$.
Preuve: Exercice.
En particulier cette structure de $(B,C)$-bimodule est canonique et unique à unique isomorphisme près.
On peut désormais faire de l'algèbre multilinéaire, en observant :
Lemme: Soit $A,B,C,D$ des anneaux, $M$ un $(A,B)$-bimodule, $N$ un $(B,C)$-bimodule et $P$ un $(C,D)$-bimodule. Alors $(M\otimes_B N)\otimes_C P\cong M\otimes_B (N\otimes_C P)$ en tant que $(A,D)$-bimodules. L'isomorphisme est l'unique morphisme défini par $(m\otimes n)\otimes p \mapsto m\otimes (n\otimes p)$.
Avant de passer quelques instants sur le cas commutatif, une construction importante :
Soit $A,B$ deux anneaux, $M$ un $A$-module à gauche. Si $f: A\to B$ est un morphisme d'anneaux, alors $B$ est naturellement muni d'une structure de $(B,A)$-bimodule (par restriction le long de $f$ sur la droite), et donc $B\otimes_A M$ est naturellement un $B$-module à gauche.
De plus, on peut en faire un $A$-module à gauche, en restreignant à nouveau le long de $f$, et on a alors un morphisme de $A$-modules $\eta_M : M\to B\otimes_A M$ donné par $m\mapsto 1_B\otimes m$.
Exercice: Pour tout $B$-module à gauche $N$, l'application composée suivante est une bijection : $\hom_B(B\otimes_A M,N) \to \hom_A(B\otimes_A M,N)\to \hom_A(M,N)$, donnée par $f\mapsto f\mapsto f\circ \eta_M$.
En d'autres termes, $B\otimes_A M$ est le $B$-module "universel" sur $M$. C'est l'un des rôles du produit tensoriel : changer de base (de $A$ à $B$) de manière universelle.
Pour répondre, donc, à une question récente de topopot, si $E$ est un $\K$-espace vectoriel, $\K[X]\otimes_\K E$ est le $\K[X]$-module universel sur $E$. Concrètement, lorsque $E = \K^n$, ce module sera $\K[X]^n$ (mais la description par produit tensoriel ne dépend pas du choix de base et en particulier est naturelle, donc plus adaptée si on veut parler de morphismes).
3- Le cas commutatif
Comme expliqué plus tôt, si $A$ est commutatif, pour deux $A$-modules à gauche $M,N$, j'ai un nouveau $A$-module à gauche $M\otimes_A N$.
Il vérifie aussi une propriété universelle:
Soit $M,N,P$ trois $A$-modules à gauche. Une application $f: M\times N\to P$ est dite $A$-bilinéaire si elle est bilinéaire, et si de plus pour tous $m\in M, n\in N, a\in A$, on a $f(am,n) = f(m,an) = a f(m,n)$.
Proposition : $M\otimes_A N$ est le receveur universel d'une application $A$-bilinéaire.
Preuve : Exercice.
Corollaires : Les morphismes $m\otimes (n\otimes p)\mapsto (m\otimes n)\otimes p$ et $m\otimes n \mapsto n\otimes m$ établissent des isomorphismes $M\otimes_A (N\otimes_A P)\cong (M\otimes_A N)\otimes_A P$ et $M\otimes_A N\cong N\otimes_A M$.
Remarque: Le fait que $M\otimes_A N \cong N\otimes_A M$ semble contredire l'exemple donné plus haut où où l'un est nul et l'autre n'est pas nul, alors même que dans cet exemple $A=\Z[X]$ est commutatif. La différence est qu'ici la structure de $(A,A)$-bimodule est donnée par la même des deux côtés, contrairement à cet exemple.
Remarque: Il y a un théorème de théorie des catégories qui dit que si on préfère, on peut essentiellement prétendre que $(M\otimes_A N)\otimes_A P = M\otimes_A (N\otimes_A P)$ et on n'aura jamais de souci, par contre on ne peut pas prétendre que $M\otimes_A N = N\otimes_A M$. Par exemple, lorsque $M=N$, le morphisme $m\otimes n \mapsto n\otimes m$ n'est pas én général l'identité de $M\otimes_A M$.
Je risque donc de faire l'abus de ne pas faire explicitement apparaître les parenthèses dans mes produits tensoriels. Si ça vous dérange, rajoutez-les en tant qu'exercice. Je ferai par contre attention à l'ordre.
Je vais me concentrer un instant sur le cas $A=\Z$. Rappelez-vous que la définition d'"anneau" peut être formulée en termes d'une application bilinéaire $A\times A\to A$, donc d'une application linéaire $A\otimes A\to A$.
En fait, un anneau (non nécessairement commutatif), c'est un groupe abélien muni de deux choses : 1- une application linéaire $\eta : \Z\to A$ ; 2- Une application linéaire $\mu: A\otimes A\to A$; vérifiant certains axiomes. Exercice: les écrire (avec des diagrammes, c'est plus cool, et ça se généralise mieux).
(si on remplace $\Z$ par un anneau commutatif $B$ et qu'on donne la même définition en remplaçant $\otimes$ par $\otimes_A$, on obtient la notion de $B$-algèbre)
En particulier, il n'est pas très compliqué de munir $A\otimes B$ d'une structure d'anneau lorsque $A$ et $B$ sont des anneaux (non nécessairement commutatifs). Le morphisme $\eta$ est donné par $\Z \cong \Z\otimes \Z \overset{\eta_A\otimes\eta_B}\to A\otimes B$, et $\mu$ est donné par $A\otimes B\otimes A\otimes B \cong A\otimes A\otimes B\otimes B \overset{\mu_A\otimes \mu_B}\to A\otimes B$.
L'isomorphisme du milieu est simplement $b\otimes a\mapsto a\otimes b$ comme plus haut, mais il faut l'insérer même si $A=B$ !!
Cela permet de créer des nouveaux anneaux à partir d'anciens, par exemple $\Q\otimes \prod_p \Z_p$ est l'anneau des adèles finies.
Un énoncé important et intéressant, dans le cas des anneaux commutatifs est le suivant :
Théorème: Soit $A,B$ deux anneaux commutatifs; alors $A\otimes B$ est le coproduit de $A$ et $B$ dans la catégorie des anneaux commutatifs. Ne fuyez pas en entendant ces mots barbares, je vais expliquer !
Ce théorème veut dire qu'étant donnés trois anneaux commutatifs $A,B,C$, un morphisme d'anneaux $A\otimes B\to C$ est exactement donné par deux morphismes $A\to C, B\to C$. Plus spécifiquement, étant donnés $f: A\to C$ et $g: B\to C$, on définit un morphisme par $a\otimes b\mapsto f(a) g(b)$ (Exercice: vérifier que c'est la seule chose possible, si on veut que $a\otimes 1$ s'envoie sur $f(a)$ et $1\otimes b$ sur $g(b)$; et vérifier que cela définit bien un morphismes d'anneau)
Exercice : montrer que ce n'est plus vrai si on prend des anneaux non nécessairement commutatifs.
Cet énoncé est un des autres rôles du produit tensoriel. Le dernier que je veux présenter est celui qui montre comment encoder les bimodules par des modules usuels, et donc montrer qu'en fait, ce n'est pas une théorie distincte.
Je le présente sous la forme d'exercice guidé. Après, on passera finalement à des calculs et exemples.
1- Soit $A,B,C$ trois anneaux, et $f:A\to C, g: B\to C$ deux morphismes. Quelle est une condition nécessaire et suffisante sur les $f(a), g(b)$ pour que $a\otimes b\mapsto f(a)g(b)$ définisse un morphisme d'anneaux $A\otimes B\to C$ ?
2- Soit $M$ un groupe abélien. Montrer que munir $M$ d'une structure de $A$-module à gauche (resp. à droite) est équivalent à fournir un morphisme d'anneaux $A\to \mathrm{End}(M)$ (resp. $A^{op}\to \mathrm{End}(M)$)
3- En déduire que "$(A,B)$-bimodule" c'est pareil que "$A\otimes B^{op}$-module" (au niveau des objets, et des morphismes).
Jusqu'ici, on a vu les rôles suivants du produit tensoriel :
a- Il permet d'encoder la bilinéarité comme un phénomène linéaire
b- Il permet de construire des nouveaux objets ($M\otimes_A N$ est un nouveau groupe abélien, potentiellement intéressant/source d'exemples; $A\otimes B$ est un nouvel anneau si $A,B$ sont des anneaux)
c- Il permet de changer de base: si j'ai un $A$-module $M$ et un morphisme d'anneaux $A\to B$, j'obtiens un $B$-module $B\otimes_A M$ qui est "universel" sur $M$ (noté parfois $f_! M$)
d- Il permet de donner une description assez intéressante du coproduit d'anneaux commutatifs
e- Il permet d'encoder les bimodules comme de simples modules (sur $A\otimes B^{op}$)
Mais pour que tous ces rôles soient intéressants, il est bon de savoir calculer un peu. C'est l'objet de la dernière section.
4- Exemples, calculs
Les calculs reposent principalement sur la fonctorialité, et le fait que le produit tensoriel "commute aux colimites en chaque variable" (je vais expliquer les mots barbares, pas d'inquiétude).
Avant de les expliquer et de les prouver, voilà un énoncé toujours théorique mais important :
Construction : Soit $A,B,C$ trois anneaux, $M$ un $(A,B)$-bimodule, $N$ un $(B,C)$-bimodule et $P$ un $(A,C)$-bimodule.
Alors $\hom_C(N,P)$ admet une structure de $(A,B)$-bimodule donnée par $(a\cdot f)(n) := a f(n)$ et $(f\cdot b)(n) := f(bn)$, et similariement, $\hom_A(M,P)$ admet une structure de $(B,C)$-bimodule donnée par $(b\cdot f)(m) = f(mb)$ et $(f\cdot c)(m) = f(m)c$.
Théorème: Avec les structures décrites ci-dessus, on a des isomorphismes naturels $$\hom_{(A,C)}(M\otimes_B N, P) \cong \hom_{(A,B)}(M, \hom_C(N,P)), f\mapsto (m\mapsto (n\mapsto f(m\otimes n)))$$ et $$\hom_{(A,C)}(M\otimes_B N,P)\cong \hom_{(B,C)}(N,\hom_A(M,P)), f\mapsto (n\mapsto (m\mapsto f(m\otimes n)))$$
Bon, c'est un peu difficile à parser parce qu'il y a beaucoup de bimodules qui volent dans tous les coins. Mais si on arrive à passer outre cette complication, on verra que ce n'est qu'une reformulation de la propriété universelle de $M\otimes_B N$ en tant que $(A,C)$-bimodule, cf. la proposition (*). Il s'agit "simplement" (par exemple dans le premier cas) de remarquer qu'une application $(A,C)$-bilinéaire et $B$-balancée $M\times N\to P$, c'est pareil qu'une application $(A,B)$-linéaire $M\to \hom_C(N,P)$, par curryification.
Ces isomorphismes permettent par exemple de montrer les choses suivantes:
Exercice : Montrer que $M\otimes_B (\bigoplus_{i\in I} N_i) \cong \bigoplus_{i\in I} (M\otimes_B N_i)$, pour toute famille $(N_i)_{i\in I}$ de $(B,C)$-bimodules (ou plus précisément que la collection des inclusions $M\otimes_B N_j \to \bigoplus_{i\in I}(M\otimes_B N_i)$ induit un tel isomorphimse).
Montrer l'énoncé symétrique.
Exercice: Montrer que si $M\to M'$ est un morphisme de $(A,B)$-bimodules, alors le quotient de $M'\otimes_B N$ par l'image de $M\otimes_B N$ est isomorphe à $(M'/M)\otimes_B N$ (ou plus précisément que $M'\otimes_B N\to (M/M')\otimes_B N$ exhibe le second comme quotient du premier par cette image)
Montrer l'énoncé symétrique.
(Plus précisément, pour ce second exercice, on pourra montrer que $M\otimes_B - $ est "exact à droite" : si $N\to N'\to N''\to 0$ est une suite exacte, $M\otimes_B N\to M\otimes_B N'\to M\otimes_B N''\to 0$ en est aussi une; de même symétriquement)
Exercice: $A\otimes B^{op}$ est un $A\otimes B^{op}$-module à gauche, donc un $(A,B)$-bimodule. Montrer que pour tout $(C,A)$-bimodule $M$, $M\otimes_A (A\otimes B^{op}) \cong M\otimes B^{op}$ en tant que $(C,B)$-bimodule.
En principe (moins en pratique), ces trois règles suffisent à calculer tous les produits tensoriels. Voyons quelques exemples, laissés en exercice.
1- Soit $M$ un groupe abélien et $n$ un entier. Alors $M\otimes \Z/n\Z \cong M/nM$. Cela permet de calculer $M\otimes N$ pour tous $M,N$ groupes abéliens de type fini. Calculer par exemple $\Z/n\Z \otimes \Z/m\Z$.
2- Soit $M$ un groupe abélien et $n$ un entier. Notons $n_M$ l'application linéaire $x\mapsto nx$ définie sur $M$.Montrer que $n_M \otimes N = n_{M\otimes N}$ pour tout groupe abélien $N$.
Plus généralement, si $A$ est un anneau commutatif et $a\in A$, $M,N$ deux $A$-modules à gauche, montrer que $a_M\otimes N = a_{M\otimes N}$.
3- Soit $M$ un groupe abélien, $S$ un ensemble de nombres premiers. Alors $M\otimes S^{-1}\Z \cong S^{-1}M$. Plus généralement, si $A$ est un anneau commutatif, $M$ un $A$-module à gauche et $S\subset A$ un sous-ensemble. Alors $M\otimes_A S^{-1}A\cong S^{-1}M$. (Indication de preuve: utiliser la propriété universelle dans le cas $A$ commutatif, ou bien la propriété universelle de $B\otimes_A M$).
En déduire qu'en général, $\Q\otimes (\prod_i M_i) \ncong \prod_i (\Q\otimes M_i)$ : le produit tensoriel commute aux sommes directes, mais pas aux produits en général.
4- Soit $f: A\to B$ un morphisme d'anneaux. Alors $B\otimes_A A^n \cong B^n$ (c'est l'exemple que j'ai donné plus tôt avec $\K[X]\otimes_\K E$ - il y avait aussi eu une question de Christophe à ce sujet dans le cas $A=\Q, B= \R$)
5- Soit $f: A\to B$ un morphisme d'anneaux commutatifs, et $M,N$ deux $A$-modules. Définir un morphisme "naturel" $B\otimes_A \hom_A(M,N)\to \hom_B(B\otimes_A M, B\otimes_A N)$. Est-ce toujours un isomorphisme ?
Montrer que c'est un isomorphisme lorsque $M,N$ sont libres de type fini, i.e. isomorphes à $A^n$ pour un certain $n$. (si vous savez ce que ça veut dire: en déduire que c'en est un lorsque $M,N$ sont projectifs de type fini)
En déduire que $\mathcal L(E[X]) \cong \mathcal L(E)[X]$ (cf. à nouveau l'exemple de topopot)
6- Un $A$-module à droite $M$ est dit plat (à droite) si pour toute injection $N\to N'$ de $A$-modules à gauche, $M\otimes_A N\to M\otimes_A N'$ est toujours injective. Donner un exemple de module non plat.
Montrer que $\Q$ est plat en tant que $\Z$-module. Plus généralement, $S^{-1}A$ est plat pour tout anneau commutatif $A$ et tout sous-ensemble $S\subset A$.
7- Trouver un exemple de modules $M,N$ et d'un élément $x\in M\otimes_A N$ qui ne soit pas de la forme $m\otimes n$ (Les $m\otimes n$ engendrent $M\otimes_A N$, mais il peut y avoir des sommes de tels éléments. On appelle "tenseurs" les éléments de $M\otimes_A N$, et on appelle "tenseurs purs" ceux qui sont de la forme $m\otimes n$).
8- Soit $\K$ un corps. Calculer $\dim_\K (V\otimes_\K W)$ pour $V,W$ des $\K$-espaces vectoriels de dimension finie.
9- Calculer $\Q/\Z \otimes \Q/\Z$.
10 - Soit $f:A\to B, g: B\to C$ deux morphismes d'anneaux, et $M$ un $A$-module à gauche. Montrer que $C\otimes_B (B\otimes_A M) \cong C\otimes_A M$ en tant que $C$-modules. Plus généralement, si $N$ est un $(C,B)$-bimodule, $N\otimes_B (B\otimes_A M ) \cong N\otimes_A M$ en tant que $C$-modules (et $(C,D)$-bimodules, si $M$ est un $(A,D)$-bimodule).
10bis - Notant $f_! M = B\otimes_A M$, montrer que si $A, B$ sont commutatifs, $f_!(M\otimes_A N)\cong f_!M\otimes_B f_!N$.
11- Soit $f:A\to B$ un morphisme d'anneaux. Soit $M$ un $B$-module à droite, $N$ à gauche.
a- On suppose que $f$ est surjectif. Alors $M\otimes_B N \cong M\otimes_A N$.
b- On suppose $A$ commutatif, et on suppose que $f$ est le morphisme canonique $A\to S^{-1}A$ pour un certain sous-ensemble $S$ de $A$. Montrer que $M\otimes_{S^{-1}A}N\cong M\otimes_A N$.
[ En particulier, $\otimes_\Q = \otimes$, et de même $\otimes_{\mathbf F_p} = \otimes$ ]
Je m'arrête là pour le moment. S'il y a des questions, des commentaires, des choses pas claires, d'autres exemples intéressants, ... n'hésitez évidemment pas à partager. C'est un peu long donc j'ai la flemme de me relire : il y aura certainement un grand nombre de coquilles et d'erreurs - si vous croyez en repérer une et n'êtes pas sûr, traitez la comme un exercice, ou n'hésitez pas à demander (je ne serai certainement pas le seul à pouvoir aider).
Une petite remarque de fin: à plein d'endroits, la présentation serait plus agréable avec un background catégorique, mais bon, j'ai essayé d'éviter pour faire un post si possible accessible aux personnes qui avaient ces confusions.
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Réponses
tout d’abord merci ! Tout cela a l’air très intéressant !
Mais la première marche de ton exposé est déjà bien haute ! Si tu attaques par les bi-modules, tu vas perdre les lecteurs à qui ton message est destiné.
Quitte à aller bien plus loin, pourquoi ne pas commencer par le produit tensoriel de braves $K$-espaces vectoriels ?
Mets-toi au niveau intellectuel du lecteur moyen: alors tu te rends compte que l’incompréhension du produit tensoriel est en réalité celle de l’espace-quotient ! Car c’est bien ce qu’est un produit tensoriel, fondamentalement: le quotient d’un espace vectoriel « libre » par un de ses sous-ensembles
C’est la même problématique que pour $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ mais sous une forme un peu plus « effrayante ».
« Pourquoi un élément de $W$ s’annule-t-il dans $V/W$ ? » est la tonalité générale des questions posées sur les forums concernant le produit tensoriel.
« Cela résulte de la définition même de l’espace-quotient » est la tonalité générale des réponses (pour les plus diplomates d’entre-elles, parfois assorties d’une invitation à revoir son cours d’algèbre).
…
Pour me racheter de ma blague pourrie j'ai une question :
pourquoi dans le cas où on a affaire à un $M$ module à droite et à un $N$ module à gauche on définit le produit tensoriel comme un objet universel dans la catégorie des objets de la forme $f: M\times N\to Q$ où $Q$ est un groupe abélien et on ne considère pas plutôt $Q$ comme un $A$-module et $f$ une application $A$-bilinéaire ? Il y a peut-être un empêchement qui m'aurait échappé ?
…
Et je ne voulais pas commencer par le produit tensoriel d'espaces vectoriels parce qu'on perd une grosse partie de la chandelle, à savoir les rôles c,d et e que j'ai mentionnés (et comme à la base, je pensais à la question de topopot sur $E[X]$, ou celle de christophe sur $\R\otimes_\Q -$, je voulais parler des trucs comme ça).
Mais je suis d'accord qu'il y a aussi, au préalable, des confusions sur les quotients.
raoul : si $A$ n'est pas commutatif, il faut faire très très gaffe à ces affaires de modules à droite ou à gauche. ça voudrait dire quoi "$A$-linéaire" ?
En fait, c'est un théorème qu'on ne peut pas le faire comme ça : $M\otimes_A N$ n'a en général pas de structure naturelle de $A$-module (ni à droite, ni à gauche), donc c'est voué à l'échec :-D
L'idée est que tu "consommes" la $A$-linéarité en écrivant $(ma)\otimes n = m\otimes (an)$, et quand $A$ est commutatif on a de la chance, on peut négocier et la récupérer, mais en général non.
(peut-être quelque chose de moins "heuristico-heuristique : disons que tu décrètes $f(ma,n) = f(m,an) = a f(m,n)$. Alors tu vas avoir, pour tous $a,b\in A$, $(ab f(m,n) = f(mab, n) = b f(ma,n) = b (a f(m,n)) = ba f(m,n) = f(mba, n)$. En d'autres termes, tout passe au quotient de $M$ par $[A,A]M$, ce qui est un peu triste pour les anneaux non commutatifs)
Pour le coup, comme beaucoup j'ai découvert la notion de produit tensoriel avec le PT par lui-même d'un espace vectoriel de dimension finie. Évidemment, c'est la théorie la plus répandue et la plus simple à aborder, avec plein d'interprétations en termes de matrices etc.
Cependant, pour avoir discuté, travaillé et réfléchi aux choses avec lui, le point de vue plus abstrait est quand même fort : il suffit de comprendre les principes sous-jacents à l'algèbre générale (théorie des structures algébriques) pour voir assez rapidement que les PT est un objet théorique qui est puissant sans être si compliqué que ça, et vu son omniprésence dans les maths à partir d'un certain niveau... ça sert. Vous avez déjà jeté un oeil au bouquin de Serre sur les représentations, la deuxième moitié qui dépasse le niveau Master/Agreg ? CQFD.
@HT je n'ai utilisé les PT que de façon basique dans des cas simples quoi. Mais oui c'est intéressant d'approfondir même si à l'heure actuelle ce n'est de loin pas une priorité pour moi. J'avais rencontré les PT également avec les espaces de Hilbert. Je ne me rappelle plus bien, je crois qu'il y avait des passages délicats dans ce cas aussi.
1) Je traduirais "balanced" par "équilibré" plutôt que "balancé".
2) Si $M$ est un $A$-module à gauche, alors $M$ est un ${\rm End}_A (M)$-module à droite et non pas à gauche !
Pour 1), oui, pas faux, ce serait certainement mieux.
Pour 2), je ne suis pas d'accord. Je définis la multiplication de $\mathrm{End}_A(M)$ par $fg := f\circ g$ et l'action par $f\cdot m := f(m)$ auquel cas on a bien $(fg)\cdot m = (f\circ g)\cdot m = f(g(m))= f\cdot (g(m)) = f\cdot (g\cdot m) $.
De la même manière que $k^n$ est un $M_n(k)$-module à gauche : on met la matrice devant le vecteur (colonne). Bien sûr c'est une convention, et si d'aventure on définissait $fg := g\circ f$ ce serait le contraire, mais ça me parait créer une confusion non nécessaire.
Elle a un avantage, certes, qui est de dire directement que $M$ est un $(A,\mathrm{End}_A(M))$-bimodule (plutôt que d'avoir le $^{op}$), mais en contraste avec la notation pour $\circ$ ça me parait ne pas valoir le coût.
Soient $A$ un anneau associatif unitaire, $M,N$ deux $A$-modules et $A(M \times N)$ le $A$-module libre dont les éléments indexés par tous les couples $(m,n) \in M \times N$ sont autant de vecteurs de base.
En tant que quotient d’un $A$-module libre par un de ses sous-modules $S$, $A(M \times N)/S$ est lui-même un $A$-module.
La manière dont les éléments qui engendrent $S$ sont définis impose la bilinéarité à toute fonction $B:\:A(M \times N) \longrightarrow A(M \times N)/S=M \otimes_{A} N$.
À partir de là, la clé de la compréhension de l’existence d’un produit tensoriel est la définition de la classe d’équivalence (modulo un sous-module $N$ d’un $A$-module $M$ dans ce cas précis mais ça ne change rien).
\begin{equation}
\overline{x}=x+N=\{x+y \: \vert \: y \in N\}
\end{equation}
puisque le produit tensoriel associe à tout élément de base $(x,y)$ de $A(M \times N)$, la classe d’équivalence modulo $S$ à laquelle il appartient:
\begin{equation}
x \otimes y= (x,y)+S
\end{equation}
Ainsi, par exemple, l’image par la surjection canonique $A(M \times N) \longrightarrow A(M \times N)/S$ de $(m+m’,n)-(m,n)-(m’,n) \in S$ ou de toute combinaison linéaire finie d’éléments de cette forme (pour $m,m’ \in M, n \in N)$ est la fonction identiquement nulle de $M \otimes_{A} N$.
Maxtimax, je me fie presque aveuglément à ton expertise mais je ne comprends pas pourquoi tu dis que le produit tensoriel n’est pas fondamentalement un quotient.
C’est pourtant bien en tant que tel qu’il est construit non ?
C’est un peu comme si tu bâtissais une maison et qu’après avoir passé la dernière couche d’enduits sur les murs, tu déclarais: « Cette maison n’en n’est pas fondamentalement une ! ».
Mais tu as peut-être déjà répondu dans ton premier message auquel je n’ai pas encore eu le courage de m’attaquer !
Enfin, c’est marrant de consulter les blogs et forums sur le produit tensoriel.
Quand on lit des titres de messages comme $\textbf{« Help me understand the tensor product ! »}$, $\textbf{How to lose your fear of the tensor product}$ ou encore «$\textbf{Le produit tensoriel démystifié !}$ et j’en passe, on se dit que le malaise est profond.
…
D'ailleurs, cette construction est complètement inutile en pratique et ne sert qu'à assurer l'existence.
Si une autre personne (christophe, au hasard :-D ) se ramène avec une autre construction du produit tensoriel, qu'est-ce qui vous permet de dire que c'est "fondamentalement" la même chose ?
Rien, si tu vois le produit tensoriel comme un quotient.
Sa propriété universelle, si tu vois celle-ci comme la définition du produit tensoriel.
Comme je l'ai dit, il y a une autre construction qui a plutôt un goût de produit que de quotient : qui sommes-nous pout décréter qu'elle est moins "fondamentale" ?
En d'autres termes : si tu vois un bidule que trucmuche a construit, comment tu détermines si c'est "un produit tensoriel" ? Réponse : certainement pas en regardant si la construction suit la même recette
Un exemple concret en théorie des représentations. On prend
-- $G={\rm GL}(n,{\mathbf F}_q )$,
-- $B$ le sous-groupe des matrices triangulaires supérieures,
-- ${\mathcal A}$ l'espace de fonctions complexes sur $G$ muni de la convolution (l'algèbre de groupe),
-- ${\mathcal B}$ l'espace des fonctions de ${\mathcal A}$ qui sont invariantes à gauche et à droite sous l'action de $B$ par translation. C'est une sous-algèbre de $\mathcal A$, exemple d'algèbre dite de Hecke.
Le foncteur $M\mapsto {\mathcal A}\otimes_{\mathcal B} M$ est une équivalence de catégories entre la catégorie des $\mathcal B$-modules à gauche et la catégorie des représentations de $G$ qui sont engendrées comme $G$-modules par le sous-espaces de leurs vecteurs fixés par $B$. Ce foncteur est très important en théorie des représentations. (N.B. ${\mathcal A}$ étant un $({\mathcal A},{\mathcal B})$-bimodule, pour un module $M$, le produit tensoriel ${\mathcal A}\otimes_{\mathcal B} M$ est naturellement un $\mathcal A$-module à gauche, donc une représentation de $G$. ) Plus exactement, j'utilise une variante de ce foncteur pour le groupe ${\rm GL}(n,{\mathbf Q}_p )$.
Que d'autres constructions "quotient-like" soient, elles, utiles, je ne le remettrai jamais en question (j'utilise bien trop souvent la construction bar pour prétendre que non :-D) - d'ailleurs, la construction que tu proposes peut facilement se démontrer à partir des propriétés universelles (bon, ça ne suffit pas en général à faire ce que tu veux avec, hein, on s'entend ;-) )
par flemme, j’ai commis un abus de notation: je parle bien du module libre $A(M \times N)$ dont les éléments sont les $e_{(m,n)}$ qui valent $1$ en $(m,n)$ et $0$ ailleurs et ce, pour tout $(m,n) \in M \times N$.
Et j’appelle $S$ le sous-module engendré par les éléments de la forme $e_{(m+m’)}-e_{(m,n)}-e_{(m’,n)}$ etc…
Par exemple
\begin{equation}
e_{(m+m’)} \equiv e_{(m,n)} + e_{(m’,n)} \pmod S
\end{equation}
Mon produit tensoriel, qui est lui-même un $A$-module, étant donc le quotient de $A(M \times N)$ par $S$.
C’est la construction que j’ai choisie de présenter (avec mes mots). En espérant ne pas avoir fait de contre-sens.
…
merci pour ce long message d'explication, que je n'ai malheureusement pas lu, mais que je lirais si cela apparaît comme nécessaire.
En effet, je crois comprendre le produit tensoriel comme solution d'un problème universel.
Ce qui me posait problème à l'origine, c'est la question de ce que l'on appelle l'extension des scalaires, et à partir de la construction du produit tensoriel comme quotient, je ne comprenais pas vraiment ce passage d'un anneau A à une A-algèbre D.
Après y avoir réfléchi hier soir, je me suis dit qu'il fallait définir une nouvelle catégorie : la catégorie des A-algèbres munies de l'action de la A-algèbre D. Et ensuite, définir un problème universel dans cette catégorie : passer des applications bi-équivariantes (i.e qui respectent l'action de la A-algèbre D ) à une application équivariante.
Est-ce que c'est juste ?
ignatus.
Ensuite, si $A$ et $D$ sont commutatifs, tu peux effectivement étendre une $A$-algèbre en une $D$-algèbre; cela va venir de ce que ce que j'ai noté $f_!$ vérifie $f_!(M\otimes_A N) = f_! M\otimes_D f_! N$, de sorte que la multiplication $B\otimes_A B\to B$ te donne un multiplication $f_!B\otimes_D f_!B\to f_!B$.
Pour savoir si ce que tu dis est juste, il faudrait que tu mettes plus de détails.